Le halaoua d’Alain Dessoulières

Cette corbeille de pain fait pousser des soupirs d’aise à mes papilles. Pour retrouver Alain, presque une ligne droite, coupant le Pakistan. Mais j’avais beau avancer, je n’entendais toujours point causer ourdou. C’est l’une des deux grandes langues parlées dans cette Inde du Nord que je devais visiter. Celle que maîtrise ce professeur qui avait accepté de me servir de guide culinaire. Quand nous nous sommes retrouvés, le drap blanc était déjà par terre. Je me suis déchaussé. Mes fesses sur les talons, j’ai dévoré mon tchapati et mon nan. Le premier est tout rond et aplati. Une véritable crêpe. Le second, plus levé, plus gonflé, serait d’origine persane. Tous deux se cuisent au fur et à mesure. Ils s’apprécient très chauds.

Dans cette vaste zone traversée par la plaine du Gange, les céréales l’emportent devant le riz. Le pain est un aliment de base. Il remplace fourchette et même cuiller. Clairvoyant, Alain (1) m’a mis en garde. Je ne peux, sous aucun prétexte, pénétrer dans l’office. « C’est un endroit sacré, précise-t-il, seuls sont autorisés les membres de la même caste et les purs. » Encore faut-il respecter un ensemble de règles. Du bain que prend la maîtresse de maison avant de franchir le pas aux éclipses rendant les aliments impropres, elles sont on ne peut plus strictes. « Bien plus rigoureuses, affirme mon compagnon, que l’interdiction de toucher à la viande. En fait, ajoute-t-il, beaucoup n’en mangent pas par absence de moyens. »

Les amis chez qui nous pénétrons nous accueillent avec un verre d’eau. Une manière fraîche, par ces temps de chaleur moite, de souhaiter la bienvenue. Ensuite seulement arrive le lassi. Désaltérant breuvage. Un bon quart de yaourt au lait de bufflesse, et tout le reste d’eau. Je m’en pourlèche les babines. Ciel ! La patronne doit se languir d’amour. J’ai l’impression d’avaler l’océan. J’apprendrai plus tard que la saveur salée est des plus appréciées, que tout est prédécoupé pour attraper avec la main, que le thé est apparu récemment. Il s’installe dans le Nord au lendemain de la guerre.

Je découvre, d’une similaire façon, que la seule épice d’autrefois était le poivre. Il arrivait du Sud. Son nom, mirtch, est identique à celui du piment. Alain m’enseigne aussi que le jus de tamarin en contient précisément, que la moelle fait frissonner les palais, à l’égal du melon confit, des gelées et du sucre, que le cru n’est pas en cours, pas plus que le poisson, qui ne doit pas s’associer aux laitages, que les petites graines se grignotent à qui mieux mieux, et que le sirop qui sort des cannes à sucre lorsqu’on vient de les couper se transforme en une drôle de piquette. Enfermé dans une jarre, enterrée et bien bouchée, avec vieux clous et fruits coupés, il bouillonne deux semaines.

En traversant les villes, nous avons rencontré des milliers de marchands. Ils proposent divers apprêts de légumes. Notamment les lentilles bouillies nappées de beurre clarifié, les épinards cuits avec morceaux de fromages, les pois chiches mitonnés aux oignons. Il vendent aussi de multiples frits, par exemple cette pâte feuilletée farcie, pliée en triangle ou en losange et frite dans de l’huile de moutarde. Ce samosa se croque à toute heure de la journée. Avant de nous laver les mains et de nous rincer la bouche, nous avons savouré un dessert aux carottes, l’halaoua. Râpées, mijotées dans du lait, elles regorgeaient de sucre et de cette puissante cardamome. Je pars pour trois jours dans le Sud.

(1) Enseignant à l’Institut des langues et civilisations orientales, Alain Dessoulières a participé à la rédaction de « Cuisine d’Orient et d’ailleurs » (éditions Glénat).

JACQUES TEYSSIER.

Article paru dans le journal l'Humanité du 16 août 1996


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